Le prélude du rat

 

 

Je suis le Rat de la Gare Saint Charles. Ni squelettique ni ventru. Juste un rat bien portant. Pelage gris, moustaches fines, regard aigu. Un surmulot discret, entre deux âges. De lignée cosmopolite et sédentaire, Marseillais, quoi ! Je vis la nuit et observe le jour. Au ras du sol. À vue de pieds.

 

Ne cherche pas à savoir où je loge, toi que ce début intrigue ou inquiète. Mon repaire est invisible mais ma vision est panoptique comme celle des mouches. Rien ne m'échappe. Et j'en sais plus sur les humains que la plupart d'entre eux, sociologues comptés, depuis les temps préhistoriques où nous cohabitons, dans le déséquilibre. Toujours traqués, toujours chassés. Chargés de toutes les pestes et de tous les délires freudiens. Sans que jamais ne soient reconnues nos vertus d'assainisseurs d'égouts, de sismographes du danger quand la terre va trembler ou le navire prendre l'eau.

 

Pas besoin de voir les corps, les têtes, les grimaces sociales comme masques de carnaval, les chaussures me suffisent. Elles trahissent tout, partie négligée de l'apparat. Elles révèlent la fausse allure de propreté ou de chic que donnent le costume, la coiffure, le maquillage ou les accessoires ostensiblement exhibés de gourmettes, bijoux, montres de prix, portables dernier look ou de bagages griffés luxe. Qu'on les nomme en français, qu'on les jacte en argot, qu'on les appelle souliers, escarpins, mocassins ou tatanes, godillots, ribouis, péniches ou ripatons, chaussettes à clous ou, vulgairement, écrase-merde, qu’importe? Elles racontent chaque histoire mieux qu’un miroir.

Montre-moi tes groles et je te dirai d'où tu viens. Fais marcher tes godasses et je décrypterai ta psychologie de groupe. Active tes pompes et je te dirai qui tu es.

 

Habitant de Paca, les tiennes gardent sous leurs semelles la mémoire de la neige, l'isolement de Gap et du Briançonnais, les citrons et le mimosa, la liberté et les miasmes de la Camargue, les hydrocarbures nourriciers de Fos-sur-Mer, les vignobles de l'arrière-pays, la résistance du Train des Pignes ou l'humeur déjà italienne du col de Tende.

 

Marseillais, de la crasse des ruelles, tes chaussures rapportent l'odeur. De la plage du Prado, elles ramènent le sable, du Parc Borély, la fine poudre du gravier, de Pastré, la terre lourde par temps de pluie, de Notre-Dame de la Garde, la raideur du pas, du bureau, du commerce, de l'entreprise ou du port, une lassitude de métro, un avant-goût de l'âge mûr pour les jeunes, de l'usure de la vieillesse pour les adultes sans que tu en sois conscient.

Essaie de te mettre à ma place, ton œil au niveau du carrelage sans cesse astiqué, nettoyé, récuré. Imagine, à tour de cadran, l'incessant va-et-vient de souliers, tennis, baskets, ballerines, talons plats, compensés ou aiguille, et selon la saison, de tongs, de sandales, d'espadrilles, d'après-ski ou de bottes fourrées... Et quel que soit le jour ou l'heure, des rangers de cow-boys qui arpentent la surface trois par trois d'un pas lent, chaloupé, pieds obtus à la Charlot, bras écartés pour montrer le colt ou mitraillette en main, images de Tintin au pays des Soviets, visions apaisantes d'un Eldorado sécurisé.

 

Si tu ne risquais le pire, surveillé par les agents de sécurité, la Police nationale, la ferroviaire, la Suge, comme on dit, ou celle des douanes, je te proposerais de t'allonger un instant pour que change ton point de vue sur le monde. Peut-être derrière ce gros ballot rectangulaire recouvert de plastique transparent quadrillé en rouge et blanc, ficelé comme un gigot et estampillé Maghreb. Mais ce serait te mettre en danger. Ta posture enclencherait l'irrationnel épidermique comme ce jour où les forces spéciales appelées en urgence firent sauter "un colis suspect", une valise ne contenant que des quartiers de mouton en transit pour fêter l'Aïd.

 

Voir est mon grand plaisir, ou, plutôt, examiner et analyser les allées et venues de la foule comme le scientifique dissèque le comportement des rongeurs d'élevage plongés dans des situations non habituelles de franchissements d'obstacles, de pièges labyrinthiques, de portes, de trous, de bascules ou de couleurs balisant un parcours. Un juste retour d'étude, en quelque sorte. In situ dans la signalétique de la gare.

Et ce que j'ai découvert au fil des ans me consterne. Rien n'évolue. Le grégaire prolifère. Qu'ils arrivent par l'esplanade ou déversés par l'escalator, les "pieds" n'ont qu'un seul but, courir vérifier l'horaire inscrit sur le panneau d'affichage puis se disperser à petits pas avant d'y retourner pour confirmation. Que quelqu'un aborde un gilet rouge, un agent en bleu, un employé du nettoiement, et tout le monde accourt, s'attroupe, sans raison, pour ne pas rater la précision de dernière heure, la bonne parole de ce messie en uniforme. Qu'une information se fasse entendre dans le haut parleur et les déplacements se figent. On redoute le pire. Le retard. L'annulation. La grève surprise. Mais que "Simone", la voix officielle de la SNCF, annonce un changement de quai pour un train en partance dans quelques minutes, alors tout le monde perd la tête et c'est le début de la cavalcade, l'embouteillage pour composter, l'impression qui ne se fait pas, le billet qu'il faut tourner, retourner, dans l'impatience de la meute. On court vers une autre machine. On se heurte. À grands coups de valise à roulettes, de sacs en bandoulière, de poussettes, de béquilles ou de cannes, sans se soucier d'autrui. Chacun sa peau. Précipitation pour départ imprévu et "poussade" à l'arrivée sont les deux constantes du trafic. Surtout à certaines heures. Un seul exemple, si tu veux bien. Le déversoir du 8H31 en provenance de Toulon et ses humains parqués, debout, entassés, enchâssés dos à dos ou face à face, sans air à respirer que la laque de la voisine, l'after-shave du cadre rétro ou d'autres effluves plus intimes tout au long du trajet. Les portes s'ouvrent et les miséreux se croient sauvés. Fatale méprise ! Ils sont enserrés dans le flot. Et malheur à qui chuterait sur le bitume ! Tout le monde doit suivre la cadence du défouloir. Les chiens, à toutes pattes, en tricotant des triples croches pour suivre leur maître et les rares enfants, suspendus au bras de leurs mères, par bonds successifs comme sur un trampoline.

 

Mais aux images de groupe, parfois fuyantes, souvent confuses, je préfère le gros plan, le détail qui qualifie, authentifie les types qu'en bon scientifique j'ai répertoriés selon mes critères personnels. Désigne-moi quelqu'un, homme ou femme. Rien qu'à voir ses chaussures, la pliure de sa cheville, la façon de poser ou d'avancer le pied, le bas des pantalons, de la robe ou le galbe des mollets si la jupe est trop courte, je te dirai son âge, sa catégorie sociale et son humeur du moment.

Tu ne me crois pas?

Regarde celui qui vient de s'arrêter devant la Cafétéria. Ça, c'est facile. C'est un timide. Et tout le monde te le dirait puisqu'il marche les pointes de pieds en dedans. Mais, moi, vu l'angle aigu très resserré qu'elles forment, je peux t'affirmer sans lever les yeux qu'il a les épaules voûtées.

Convaincu ?

Plus intéressantes, ces grosses chaussures de sport encadrant deux petits souliers vernis, talons en l'air comme ballerine classique en équilibre sur le bout de ses chaussons. C'est un couple qui s'embrasse, le dernier baiser avant l'au revoir imminent. Ne bouge pas. Je te parie que "l'amoureux" ne va pas rester seul longtemps et que deux nouveaux petits souliers vernis viendront prendre la place des précédents, talons en l'air... tu connais la suite... pour le premier baiser d'un week-end adultère.

N'applaudis pas, je n'ai aucun mérite : cette scène se répète tous les vendredis soirs et tous les samedis matins.

Je pourrais t'en apprendre beaucoup sur "la psychologie du pied". Mais j'aurais peur de te lasser. Je t'ai confié mon principe. À toi d'en faire bon usage. Tu découvriras bien d'autres choses passionnantes en prenant le TER. Tu verras s'ouvrir dans cet Agora sur rail, propice à de magnifiques rencontres, chaleureuses, émouvantes, surprenantes ou totalement surréalistes, un autre univers plus intime, plus secret ou plus inconscient, une machine à rêves, à souvenirs ou à délires.

 

André Morel

 

Sommaire