L’Ombre

Que d’énergie dans ces petits êtres pensants…

Ce constat vient de loin, de haut pour être précis, de Sirius où, réfugié depuis sa mort, il observe la Terre. Visage en angles secs, regard aigu, le verbe acerbe, il s’inquiète et s’amuse en disséquant le Grand théâtre du monde avec une tendresse particulière pour Cirey-sur-Blaise, pour le château qu’il rénova, pour le minuscule théâtre qu’il aménagea caché sous les combles, pour le souvenir d’Émilie du Châtelet, sa complice durant 15 ans, pour leurs folles journées de travail, de philosophie, d’opéras, de tendresse amoureuse réciproque, de recherches, de mathématiques et de physique pour elle surtout, la savante Émilie qui, parce que femme, a été évincée du Panthéon de la Science.

À parler vrai, si Voltaire, par instants, s’amuse, c’est par réflexe culturel de l’autrefois quand il était vivant. Automatisme de dérision mais le cœur n’y est pas.

À dire juste, si plus souvent il s’inquiète, c’est qu’avec le recul que lui donnent le temps et l’espace, il redoute de ne plus pouvoir agir directement sur la marche de la société comme jadis quand il remuait l’Europe entière, inventait l’opinion publique pour faire plier la justice et réhabiliter le protestant Calas, injustement condamné à mort.

Il fulmine, éruption en dedans, inaudible au-dehors, parce que l’Ombre s’approche de la Haute-Marne, cet hétéroclite département piriforme né d’un maquignonnage territorial en 1790. Un puzzle de fiefs arrachés sous la Révolution à la Champagne, à la Lorraine, à la Bourgogne et à la Franche-Comté, sans unité géologique, climatique, économique ou historique.

Département de pièces rapportées en costume d’Arlequin, argiles et marnes de Prauthoy à Bourmont, argiles et sables de Saint-Dizier, sables et limons du Perthois, les calcaires divers pour Joinville, le Mont Chauve et le piton de Langres… Tissus de sols ourlés des veines d’un écheveau arachnide de cours d’eau indociles, d’un fleuve et de rivières libres, sans direction commune : la Marne vers le Nord, La Meuse au Nord-Est, l’Aube et l’Aujon au Nord-Ouest… Au Sud-Est, dissidentes, la Vingeanne et le Salon, comme au Sud, l’Apance ou l’Amance… Une hydrographie qui engendra les voies de circulation pour le bonheur des échanges et le malheur des invasions.

Terrain d’expérimentation idéal pour L’Ombre et ce, dès les temps ancestraux, quand elle se faisait rouge, en charpie d’humains après les massacres des Vandales, les horreurs des Huns et la campagne rase, plus tard, rouge aussi, en l’époque de la chrétienté déchirée et fanatique dans la grange protestante ensanglantée de Wassy, dans la ville d’Andelot incendiée en représailles, rouge comme à chaque fois que le ciel de l’Homme se peussit dans l’Histoire.

Mais terrain difficile à dompter qui a toujours refusé le diktat des frontières de papier avant même la création du Der-Chantecoq, le lac-réserve qui a, simple exemple, définitivement effacé la limite entre le Perthoy et la campagne de Vitry-le-François.

Phénomène inconcevable mais irréfutable : la distance en millions d’années-lumière qui sépare la Terre de Sirius lui permet de voir simultanément, avec une netteté télescopique à transpercer la matière, et bien qu’il broussine depuis le matin, toutes les formes de vie superposées comme strates de roches mais en couches de voiles transparents et colorés. Il peut d’un seul regard englober l’histoire du paysage, faux plat pays hérissé de plus de deux cents hauts, des coutumes, des bouleversements naturels puis humains qui ont formé la Haute-Marne et les « pays » limitrophes.

Vu de son étoile, le temps est aboli. L’idée même de chronologie à l’échelle humaine s’est estompée pour laisser place à un panorama d’ensemble. Passé, présent et peur du futur indéfectiblement liés. Par association d’idées, l’urgence de l’actualité le ramène à la grotte matricielle de Morancourt où le premier homme trouva refuge voici 90000 années, à celle de Farincourt, abri où ses descendants tentèrent de se réchauffer lors de la quatrième glaciation, à la grotte-refuge du mythe-réel de Sabinus, résistant à l’envahisseur romain, à Balesmes-sur-Marne, enfin à celle, artificielle, du puits de mine vers laquelle l’Ombre se dirige.

Il sait qu’il va falloir lutter contre Elle, alliée pérenne et protéiforme d’un Pouvoir centralisateur jouant le futur à courte vue.

Il se fait un devoir de venir en aide à ces femmes et ces hommes à l’enracinement têtu, ancrés dans leur sang de terre et de boue, forgés à la patience et au repli sur soi qu’engendre l’emprisonnement du brouillard hivernal soumettant tout : le souvenir torsadé des vignes, le jaune géométrique des champs de colza, les bovidés mâchouillant leur éternité, et jusqu’à l’épaisseur mystérieuse des forêts spongieuses du Pays vert au Nord. Une population habituée à l’enclume glaciale du Mont Vosegus des Lingons, à la moiteur encaissée des rues de l’été, quand, sous l’orage imminent, le bleu du ciel délavé étouffe la peau. À ce peuple ingénieux qui, s’adaptant aux particularismes de chaque terrain, s’emparant des trois ressources naturelles de son sol, l’eau, le bois et le fer, a inventé le principe de l’usine à la campagne, échappant à la concentration outrancière, anxiogène, polluante et criminogène des mégapoles d’illusion.

Trop accaparé par ses propres affaires, trop isolé qu’il était dans son cercle mondain, Voltaire regrette de n’avoir pas examiné et partagé de près la vie des petites gens de son époque, éleveurs d’ovins et de bovins, paysans de glèbe, de pluie, de gel, rudes au labeur, affrontant la neige même quand ça bottele. De n’avoir pas analysé l’osmose parfaite de cette trilogie vitale de l’eau, du bois et du fer qui a façonné la Haute-Marne industrieuse et prospère, et engendré un esprit d’appartenance unitaire à ce territoire mosaïque. Maintenant, distance aidant, il voit se superposer au paysage réel, sa stylisation en une carte schématique de toutes les activités, de son temps et des temps héritiers. Et l’image est sans appel : les carrés symbolisant la métallurgie foisonnent au Nord et s’effilochent, s’amenuisent en grappes au fil des cours d’eau, jusqu’à disparaître au sud de Langres. Ils ont peu à peu laissé grand place à la coutellerie de Nogent, à la tannerie et à la ganterie chaumontaise, au travail du textile, à la verrerie, la faïencerie, à la taille des meules de grès ou, en pays d’Amance et d’Apange, à l’industrie campanaire, au savoir légendaire et quelque peu magique des fondeurs de cloches aux noms poétiques de clochetiaux, de clochetiers, de sempolets.

Toutes ces richesses nées du terroir que l’Ombre maléfique pourrait infiltrer si lassitude, indifférence ou non-vigilance la laissaient s’installer.

Il s’interroge sur la volonté et la puissance d’opposition actuelles. La société est complexe, fractionnée, l’information fugitive, les journées bousculées, l’attention dispersée, l’occupation du quotidien pragmatique, le besoin de satisfaction immédiat, l’habitat égoïste… Le temps n’est plus au soulèvement idéologique de masse, les vieux militants ulcérés demeurent combattants de cœur, incertains sur leurs jambes, pavés dans la tête, trop lourds à la main. Mais il a toujours cru en l’action, en l’énergie parfois surprenante d’une minorité de ces petits êtres pensants qui refusent le modelage uniforme de l’esprit.

Il pense qu’on peut encore faire confiance à la conscience et à la résistance des Haut-Marnais comme au long de l’Histoire. Pour s’en convaincre tout-à-fait, il ressuscite deux preuves indiscutables de leur héroïsme à quatre siècles de distance, les deux faces d’une même monnaie : à l’avers, une ville-symbole faisant bloc, protégée par l’eau, au revers, un maillage de maquisards harcelant l’ennemi disséminés dans la densité des forêts.

1544. Se rappelle Saint-Dizier assiégé par les armées de Charles Quint, l’eau protectrice des douves enserrant les murailles de la cité. Des mois d’encerclement, la population affamée, sans faille derrière les défenseurs, hommes, femmes, enfants jetant les marmites de feu sur les assaillants. Et l’eau, l’eau toujours, que l’ennemi veut détourner pour assécher les abords et s’emparer de la ville. En vain. Se rappelle le message de Sancerre réclamant des renforts. Message intercepté, décodé. Remplacé par un faux demandant la capitulation.

Une défaite devenue victoire dans l’imaginaire affectif. François 1er offrant à la ville sa devise Regnum sustinent – ils soutiennent le royaume – en reconnaissance à la vaillance de ses habitants.

Puis légende, puisque le Roi, s’exclamant Ah ! les brav’gars les aurait baptisés,

peut-être grâce à l’alchimie de l’accent local, et sans le savoir, Bragards. Pour l’éternité.

Un acte de bravoure collective. Comme il en fut tant. Pour un territoire debout.

1940-1945. Se rappelle la rébellion et l’engagement face à l’idéologie pétainiste de l’État français soumis aux Allemands, les premiers éclats individuels valeureux mais voués à l’échec, le ravitaillement des prisonniers en partance pour l’Allemagne, la main tendue pour faciliter les évasions vers la zone libre, les sabotages. En crescendo jusqu’à la Libération. Se rappelle l’action fédératrice des cheminots. Réentend l’appel du 18 juin sur les antennes de la B.B.C. Reprend énergie en se souvenant des maquisards – termites anonymes – réfugiés puis organisés dans l’épaisseur complice des bois durant toute la Seconde Guerre Mondiale.

2018. Plus à tergiverser. L’Ombre menace. L’urgence est à l’action. Il pense qu’il va devoir les appeler pour qu’ils viennent lui prêter réflexion et main forte. Tous les quatre, Haut-Marnais natifs ou de cœur, Émilie du Châtelet, Denis Diderot, Louise Michel et Gaston Bachelard, le voisin de Bar-sur-Aube.

Il en aurait bien invité tant d’autres : Camille Flammarion et sa vision cosmique, Auguste Laurent, un des pionniers de la notation atomique, … des Meusiens aussi, directement concernés…et, d’évidence, Charles De Gaulle. Mais il ne descend plus sur terre ferme. Il demeure perché sur l’immense Croix de Lorraine de Colombey-les-Deux-Églises pour échapper à ses thuriféraires qui, vus de haut, ressemblent à une myriade de nains se réclamant de sa pensée.

À peine envisagée leur arrivée : ils sont là, attablés avec lui, dans le même monde de la mémoire collective, époques indifférenciées, en toute fraternité intellectuelle. Prêts à partager le banquet platonicien dédié à la défense amoureuse du Département face à l’Ombre.

S’il avait écouté ses convictions, concernant la souffrance animale, il n’y aurait pas eu à la carte de coq au vin, de cailles préparées sous la cendre, de truites farcies au champagne, de bœuf du Bassigny, pas de gibier ou de biche des domaines de Châteauvillain. Il leur aurait simplement fait préparer un repas végétarien à partir des produits du cru, omelette aux champignons, aux jaunottes de préférence, salade de pissenlits et de cresson… Mais carné ou pas, le repas se poursuivra par un assortiment de fromages réputés pour leur qualité : le Saint Urbain, le comté de la région d’Aigremont et le Langres affiné à Chalencey. Pour dessert, une tarte aux quetsches, un quemeu de Brévoines, la Bragardise, un plateau de meringues aux amandes grillées et les célèbres caissettes de Wassy. À l’honneur le vin rouge de Montsaugeon, le blanc des coteaux-de-Coiffy et le champagne de Juzennecourt. À partager en toute simplicité pendant que chacun s’exprimera avec la liberté qu’offre la tolérance philosophique.

Lui, se contentera d’un grand bol de chocolat chaud.

La conversation fut longue, elle roula sur tous les sujets liés aux dangers de l’Ombre et sur la réflexion qu’on devait, qu’on aurait dû, envisager sur les plans scientifique, écologique, financier, culturel, médiatique et d’abord philosophique. Les décisions prises par de simples mortels engageaient leur descendance pour au moins cent mille ans, peut-être plus, à une échelle inconcevable pour le cerveau humain, fût-il le plus aguerri. Elles se déchargeaient sur les hypothétiques avancées de l’intelligence artificielle pour inventer des solutions aux risques à venir et dépouillaient, de fait, les générations futures de tout libre arbitre.

Contre cet arbitraire de gouvernance, ils étaient tous d’accord. Il fallait réveiller les consciences pour que l’Ombre mortifère cesse d’être une abstraction aux yeux du plus grand nombre de citoyens. Il fallait en parallèle mettre en œuvre tous les moyens envisageables pour que l’antre qu’on lui préparait, le gouffre d’enfouissement des déchets nucléaires de Bure, ne devienne jamais opérationnel.

Ils se devaient d’élaborer une stratégie infaillible sur tous les plans. En préambule, Voltaire insista sur le fait que, de nos jours, la forme médiatique primait sur le fond et que pour que leur cause fût entendue, il fallait qu’il réfléchisse à quelques saillies bien tournées, à quelques fusées volantes et petits pâtés qui feraient mouche.

Pour occuper le terrain et pour orchestrer une tactique de guérilla, Louise s’appuiera sur les témoignages des habitants, sur le courage des anciens occupants fichés, contrôlés, harcelés puis chassés par les hommes en bleu, paysans, militants, des jeunes surtout, qui avaient bravé le froid humide, la neige, vécu dans la précarité d’abris improvisés, certains perchés dans des nids de fortune comme vigies au creux dépouillé des arbres de l’hiver. Ceux qu’elle nommait les Résistants de l’Humain. Elle expliqua qu’il faudrait intervenir partout, sans relâche, pour déstabiliser les serviteurs de L’Ombre mais principalement qu’il faudrait faire masse sur les deux lieux stratégiques : la gare de Saudron, terminus haut-marnais du transport des déchets radioactifs et le Bois Lejuc, site d’enfouissement de L’ANDRA*.

Après l’organisation de cette double action immédiate, ils philosophèrent sur la présence de l’épée de Damoclès souterraine qui pouvait contaminer la région pour des milliers de millénaires.

Puis Denis parla. Et ils furent d’accord. À l’Encyclopédie, Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, qu’il avait voulue et réalisée avec D’Alembert, on ajoutera, dans sa version numérisée, une partie consacrée à l’atome dans tous ses aspects,  de son étymologie définie insécable par les grecs anciens, aux découvertes successives de sa structure puis à ses multiples utilisations civiles bénéfiques et militaires dévastatrices. Émilie chargée de contacter tous les spécialistes du monde afin qu’ils rédigent des fiches précises mais accessibles à la compréhension du grand public, traduira les communications dans toutes les langues… et jusques en espéranto, la langue universelle, s’enflamma Voltaire.

Pour d’autres tâches, la marquise, comme l’appelle Louise, travaillera en liaison avec Gaston, le scientifique-philosophe qui, par ailleurs, aura son propre domaine d’investigation. Il sera chargé du contrepoison intellectuel et humaniste. Il se mettra en relation avec les sommités de l’écologie, de l’éthologie, de l’urbanisme à visage humain, de la philosophie de l’existence partagée… Mais son premier rôle sera de rappeler aux habitants les richesses naturelles et culturelles de leur Département. Un atout pour demain et une force, solide comme l’art de Guimard, comme les sculptures en fonte qui ont laissé leur chrysalide au Paradis de Sommevoire.

Depuis le temps que, devenu invisible, il parcourt le paysage de la Haute-Marne, plus divers à ses yeux que celui de son Aube natale, il sait, et il raconte que le futur est là, dans l’eau et la forêt, ressources de toujours, dans un tourisme propre, respectueux des lieux et propice à une approche sensorielle de la nature, au recueillement, aux légendes auxquelles il est si facile de croire dans l’environnement crépusculaire des bois. Il se réjouit du projet de Saint-Dizier 2020. Métamorphose aquatique du paysage urbain qui, réussie, donnerait un élan nouveau à la ville.

Il suit avec gourmandise la restauration du patrimoine, s’enthousiasme devant l’activité des théâtres rénovés, des manifestations ancrées dans la mémoire, s’émerveille en assistant aux Rencontres philosophiques de La maison des Lumières à Langres dédiée à la vie et à l’œuvre de Denis. Modèle parfait d’une vision culturelle de l’avenir enracinée dans la mémoire de l’intelligence.

À l’entendre se passionner, chacun des convives, Voltaire y compris, a fini par céder aux charmes du vignoble patrimonial.

Et tous s’enfièvrent avec d’autant plus de facilité que l’excellent banquet fut arrosé, verre sur verre et coupe sur coupe, tant de fois, que la mathématicienne ne pût les comptabiliser.

Et tous se mettent à rêver. La Haute-Marne, sans oublier ni le danger imminent ni la lutte à accentuer, possède les outils nécessaires pour devenir un havre de paix, un modèle d’existence rééquilibré. Dans la ouate des vapeurs d’alcool, ils en arrivent à la conclusion qu’il suffit de le vouloir et d’entreprendre pour que tout soit réalisable.

De l’euphorie à la lucidité, un temps sidéral s’écoula.

Raison revenue, ils dépassent l’optimisme mécanique à la Pangloss mais demeurent confiants. Ils ont acquis une certitude : quelle qu’en soit l’issue, leur combat contre L’Ombre n’aura pas été vain.

Leur étude, la réflexion, le dynamisme, le partage du savoir, le plaisir de la résistance commune deviendront le symbole joyeux de l’absurdité de la vie. Bonheur en surface et tombeau de l’Humanité sous les pieds.

* Agence Nationale des Déchets Radioactifs

André Morel

Le 5 juin 2018

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