Sans jeter un cri

Pas d’échappatoire. Ses yeux droit dans les miens comme les miens droit dans les siens. Qui devrait avoir peur ? Cette vieille femme en arrêt dans la cour de sa ferme au creux de la ravine, à deux pas du cours d’eau, ou moi quelques mètres plus haut ? Elle de moi, vagabond efflanqué, famélique, migrant recherché depuis trois saisons ? Ou moi, qui viens de m’aventurer à faible distance de sa maison, à portée de soupir, dans l’arrivée imminente du véhicule d’hommes en armes que j’ai entraperçu au fond de la vallée ?

Je sais qu’aujourd’hui sera crucial, que dans quelques fractions d’instant le long chemin que j’ai parcouru va sans doute trouver son terme, s’achever cette épopée si douloureuse à m’arracher la peau qui m’a conduit dans ces montagnes alpines, m’a ramené au berceau de mes ancêtres.

Arrivé au début du printemps, j’avais réussi à me fondre, invisible, à trouver refuge derrière l’amas de pierres d’une antique cabane de berger aux trois quarts effondrée, à une respiration du bois, à survivre de chasse et d’eau glaciale bue entre les herbes amères et les roches en éclats du ruisseau. M’adapter pour survivre aurait pu n’être qu’une difficulté surmontable sans la douleur d’avoir perdu les miens. Sans la culpabilité, surtout, d’avoir entrepris le voyage avec elle, mon inséparable compagne, avec eux, la chair de nos chairs, si jeunes, si fragiles, si peu armés pour cet interminable périple commencé dans les Abruzzes. Plus que de faim, car en ces temps de renouveau de la nature, il m’était facile de chasser du petit gibier maladroit sur ses pattes, c’est de détresse et de solitude que je souffrais. Les miens me manquaient, une coulée de boue les ayant tous emportés après le passage de la frontière.

Qui, avant le dénouement fatal et imminent que je pressens, esquissera le premier un signe bienveillant de compréhension au-delà de nos différences et des préjugés ? Cette grand-mère partagée entre la curiosité de m’approcher jusqu’à me toucher et son effroi à l’idée de vérifier le mythe de dangerosité qui me colle au corps ? Ou moi ? Dois-je en prendre l’initiative au risque de la faire fuir en la gratifiant de mon sourire qu’on a toujours traité de carnassier ?

Sorriso da predatore, selon l’expression que l’on emploie en Italie où les miens fuyant la France ont fait souche depuis des siècles après le jugement d’un des leurs, injustement condamné au bûcher pour sorcellerie. Il avait été brûlé vif sous les acclamations et l’anathème des braves gens de l’ancien bourg où je me trouve et dont ne restent que quelques maisons et la ferme excentrée de cette femme aux cheveux gris et aux yeux verts comme les miens.

Je n’aurais jamais cru, lors de notre première et étrange rencontre, qu’on puisse en arriver là, à ces regards sans haine partagée. Un après-midi, alors que j’allais boire au ruisseau, j’ai su, sans réflexion logique, que tout allait changer. Aux saccades de l’eau, qui hoquettent d’un rocher à l’autre, se mêlaient les notes d’une musique différente qui s’infiltrait au plus profond de moi, des accords de piano en flots d’harmonie, l’air d’une valse, cent fois joué, cent fois repris, toujours plus nuancé, toujours plus coulé, toujours en contrepoint au rythme imprévisible du torrent. J’ai oublié toute prudence, trop curieux de savoir d’où parvenait cette mélodie. De plus en plus exalté au fur et à mesure que le son grandissait, j’ai découvert la vallée, la maison, la fenêtre entrouverte, un dos de femme et des mains sur un clavier.

Son corniaud sans âge m’avait reniflé plus que débusqué alors que je tentais de me glisser de buisson en buisson jusqu’au poulailler sans grande protection que je venais d’apercevoir. Tremblant de tout son corps en boule de poils dressés comme piquants de hérisson, gueule tordue de rage, il éructait en aboiements d’effroi et d’alerte en bon gardien soumis à son maître. En l’occurrence, à sa maîtresse. D’un cri, elle l’avait calmé, sans cesser de jouer, bien calée sur son tabouret. Qu’elle m’ait vu ou pas, elle n’avait rien laissé paraître. Mais j’avais cru bon de fuir, de me cacher derrière un monticule herbeux et de patienter, souffle retenu, jusqu’à la nuit avant de retourner à mon provisoire et si incertain « chez moi »… Le chien réduit au silence, j’avais écouté les trois temps lancinants de la valse lente, cent fois répétés…

Le lendemain, on aurait dit qu’elle m’attendait assise sur son banc de bois, le dos collé au mur. Cette fois, je me suis montré, de loin, de très loin. Elle n’a pas bronché, sans marquer de surprise, sans angoisse apparente. Et le corniaud a grondé mais n’a pas aboyé, pas plus que les jours suivants…

Au début, nos regards avaient été furtifs, un balayage flou comme si l’un n’avait pas réellement vu l’autre ou l’avait non pas gommé mais incorporé au paysage au même titre que les arbres, que le muret de la petite cour qui, à défaut de la protéger, sépare la maison d’un minuscule potager.

Petit à petit, nous avons osé nous apprivoiser mais à distance suffisante pour pouvoir nous détailler sans que l’un ou l’autre ne courre le moindre danger. Puis, jour après jour, j’ai commencé à progresser d’un mètre ou deux. Jour après jour, elle a avancé d’un pas, le chien à ses côtés, au même rythme. Délicatement et sans un bruit. Elle, bouche close. Moi, fermant ma gueule comme on dit sans respect. Deux solitudes muettes en mal de présence.

Pendant des semaines, personne n’est venu la voir. Excepté par deux fois un homme plus jeune. Son fils, sans doute, à deviner leurs effusions à travers les hautes herbes derrière lesquelles, tapi, j’attendais son départ. Leur tendresse m’a réconforté, meurtri aussi dans mon amour de père désormais sans amour de fils. Puis des ouvriers ont envahi un vieux bâtiment dont ne subsistaient que quelques pans de murs à hauteur d’homme et un toit à demi-éventré, sur l’autre versant surplombant sa ferme, l’ont vidé de tout son passé, l’ont nettoyé de sa crasse séculaire, l’ont passé à la chaux, ont sommairement rafistolé les poutres et remplacé les tôles, puis ont enclos l’ensemble de barbelés. Elle a suivi les travaux sans avoir l’air de s’y intéresser mais j’ai cru voir un malaise dans son attitude, la crainte d’un danger qui me menacerait. Leur travail n’a pas duré. Il ne s’agissait pas de transformer ce hangar en une construction pour les hommes mais en un refuge pour les bêtes qui allaient quitter les alpages et regagner la vallée.

Quand elles sont arrivées, entre les sifflements des bergers recuits et barbus et les jappements de leurs gardiens, entourées des enfants, sous le sourire des femmes et les embrassades des retrouvailles, j’ai pensé que j’étais sauvé, qu’il me serait, bien sûr, difficile d’échapper aux crocs des deux molosses, gardes-chiourme, mais que ma survie résidait là, dans cet entassement de « viande sur pattes ». Des jours que je n’avais pas mangé, ventre tordu, salive aigre depuis que la neige précoce de l’automne recouvre tout, efface les ombres mais marque mes empreintes, les révèle aux hommes d’en bas. Il s’avérait vital que je me nourrisse avant que je ne perde toutes mes forces et que le prédateur que je suis ne devienne une proie. J’avais guetté toute la journée du lever du soleil

au coucher de la lune, puis une autre, la bave sèche, les yeux brûlants, puis j’ai commis une imprudence. J’ai commencé à dévaler la pente pour rejoindre la bergerie. D’un geste sec mais sans affolement ni violence, elle m’a fait comprendre que je ne devais pas poursuivre plus avant. Et moi, le chef de bande devant qui tout le monde pliait en Italie, je lui ai obéi comme un garçon sous l’ordre fébrile mais impératif de sa mère.

Maintenant, nous sommes face à face et, pour la première fois je l’observe vraiment de près, intrigué par sa façon d’être. Pourquoi reste-t-elle immobile, par crainte de détruire quel sortilège ? Sait-elle que ses aïeux ont exécuté l’un des miens ? Voudrait-elle me demander pardon de leur crime dans son langage que je ne comprends pas ? Mais pourquoi, aujourd’hui ? Son attitude aurait-elle un caractère d’urgence en rapport avec les hommes bottés dont on entend le brouhaha grandissant ?

D’un seul coup, ses yeux vert-de-lac sont devenus ternes. Inutile de me retourner, je sais que je suis cerné, perdu et que les chasseurs de la battue m’encerclent, triomphants, fusils tendus, le devoir bientôt accompli, les chiens s’étranglant à tirer sur leur laisse, babines en mal de sang à décrocher puis avaler la Lune. Je lis tout dans son regard, sa surprise hébétée, son impuissance triste, le désarroi d’être prise pour une traitresse et de m’avoir arrêté pour détourner ma vigilance, le chagrin de ma mort inéluctable. Elle lève les bras en signe de reddition, tente par ce geste ancestral de guerrier vaincu d’enrayer le destin. Inutile de bouger, d’essayer de m’enfuir. Mon sort est scellé. Finis mes tourments, fini le deuil des miens, les souvenirs heureux devenus poids de plomb, finie la faim qui broie. Ils vont tirer. Je vais mourir. Mais je ne mourrai pas seul. Je me verrai mourir dans les larmes de cette vieille femme solitaire, en complicité de solitude. Alors, je m’assieds, digne jusqu’au bout comme le loup qui sans daigner savoir comment il a péri, refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri*. Digne, comme lui. En loup gris que je suis.

*Alfred De Vigny

André Morel

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